Dans
les papiers d'une jeune fille morte au couvent, on a retrouvé ce
manuscrit. Examiné et ayant reçu l'imprimatur, il est
conforme à la saine Théologie, à l'Évangile.
J'avais une amie. Nous étions en contact à (...),
où nous travaillions l'une à côté de l'autre
dans une maison de commerce.
Plus tard, Annette
se maria et je ne la vis plus.
En automne 1937 je passais mes
vacances au bord du lac de Garde. Ma mère m'écrivit vers
la fin de la deuxième semaine de septembre: "Pense un peu, Annette N. est morte! Elle s'est
tuée dans un accident d'automobile. On l'a enterrée hier
au Waldfriedhof" (cimetière du bois).
Cette nouvelle me fit
très peur. Je savais qu'Annette n'avait jamais été
très chrétienne.
Était-elle prête à paraître devant Dieu, qui
la rappelait à l'improviste?
Le matin suivant, j'assistai à
la Messe pour elle dans la chapelle des sœurs chez qui je
demeurais, priant avec ferveur pour
la paix de son âme, et je communiai aussi à son intention.
Mais toute la journée j'éprouvai
un certain malaise, qui augmenta encore dans la soirée.
Je dormis d'un sommeil agité. A la fin je fus
réveillée comme si on frappait violemment à la
porte. J'allumai. L'horloge sur la table de nuit marquait minuit dix.
Je ne vis personne. On n'entendait aucun bruit dans la maison. Seules
les vagues du lac de Garde se brisaient monotones contre les murs de la
rive du jardin. On n'entendait pas un souffle.
Je réfléchis un moment pour savoir si je devais me lever.
"Ce ne sont que des sornettes, me dis-je résolument, ton
imagination est troublée par cette mort". Je me retournai de
l'autre côté du lit, récitai quelques Pater pour
les âmes du Purgatoire et me
rendormis... Alors je fis un
rêve.
Dans ce rêve, je m'étais levée vers six heures du
matin pour descendre à la chapelle.
En ouvrant la porte de ma chambre, je butai sur un paquet de feuilles
éparses. Je les ramassai aussitôt, reconnus
l'écriture d'Annette et poussai un cri.
Toute tremblante, je tenais les feuilles à la main. Je me
sentais incapable de dire un Pater. J'étais prise à la
gorge et j'étouffais. Je m'enfuis au grand air, arrangeai mes
cheveux comme je pus, jetai la lettre dans mon sac et quittai la
maison.
Je pris un sentier qui, partant de la grand-route (la fameuse
"Gardesana"), monte parmi les oliviers, les jardins des villas et les
broussailles de lauriers.
Le matin se levait, lumineux. D'habitude, tous les cent pas, je
m'extasiais devant la vue magnifique qu'on a sur le lac et sur
l'île de Garde, belle comme dans une fable.
Le bleu profond de l'eau me ranimait. Je contemplais
émerveillée la couleur grise du mont Baldo, qui de
l'autre côté s'élève lentement de 64
mètres à plus de 2200 mètres au-dessus du niveau
de la mer.
Cette fois, au contraire, je n'accordais plus un regard à tout
cela. Au bout d'un quart d'heure, je me laissai tomber machinalement
sur un banc appuyé entre deux cyprès, là
même où la veille j'avais lu avec tant de plaisir la
"Jungfer Therese" de Federer.
Je pris la lettre.
Je rapporte ici cet écrit
de l'autre monde, mot pour mot, tel que je l'ai lu.
Clara, ne prie pas pour moi! Je
suis damnée.
Si je te le fais savoir et t'en parle assez longuement, ne crois pas
que ce soit par amitié. Ici
nous n'aimons personne.
Je le fais contre mon gré, en tant que "partie de cette
puissance qui veut toujours le Mal et fait le Bien".
En vérité, je
voudrais te voir toi aussi aboutir à cet état,
où j'ai désormais jeté l'ancre pour toujours.
Ne te fâche pas de cette intention. Ici nous pensons tous de la même
manière. Notre
volonté est pétrifiée dans le mal - ce que
vous appelez précisément "le mal".
Même lorsque nous faisons quelque chose de "bien", comme moi en
ce moment en t'ouvrant les yeux sur l'enfer, ce n'est pas avec une
bonne intention.
Te souviens-tu encore qu'il y a quatre ans nous nous sommes connues
à (...) ? Tu avais alors 23 ans et cela faisait
déjà six mois que tu étais là-bas lorsque
j'y arrivai.
Tu m'as tirée de quelques embarras; comme à une
débutante tu me donnas de "bons" conseils. Mais que veut dire
"bons"?
J'admirais alors ton "amour du prochain". Ridicule! Ton aide
était vanité pure, ce que d'ailleurs je
soupçonnais déjà. Ici nous ne reconnaissons rien
de bon. Chez personne.
La période de ma jeunesse, tu la connais. Je complète ici
certaines lacunes. Je n'ai pas été
"désirée", et n'aurais même pas dû exister:
je fus "un accident". Mes deux sœurs avaient 14 et 15 ans lorsque je
vis le jour.
Si seulement je n'avais jamais
existé! Si je pouvais maintenant m'anéantir,
échapper à ces tourments! Aucune volupté ne
pourrait égaler celle d'abandonner mon existence, comme une robe
cendrée qui se perd dans le néant.
Mais il faut que j'existe. Je dois exister comme je me suis faite moi-même: avec une
existence gâchée.
Lorsque papa et maman, encore jeunes, ont émigré de la
campagne à la ville,
l'un et l'autre avaient perdu le contact avec l'Église.
C'était mieux comme cela. Ils fréquentèrent des
gens étrangers à l'Église. Ils s'étaient
connus à une soirée dansante et six mois après
"durent" se marier.
Lors de la cérémonie nuptiale ils reçurent
tellement d'eau bénite que Maman s'est mise à assister
à la Messe deux fois par an. Mais elle ne m'a jamais appris
à prier vraiment. Elle se noyait dans les soucis de la vie
quotidienne, quoique nous ne fussions pas dans la gêne.
Les mots prier, messe, eau
bénite, église, je les écris avec une
répugnance intérieure sans égale.
J'ai horreur de tout cela, comme j'ai horreur de ceux qui
fréquentent l'Église et en général de tous
les hommes et de tous les êtres. Tout nous tourmente. Chaque
connaissance reçue à l'article de la mort, chaque
souvenir de choses vécues ou connues est pour nous un feu
dévorant.
Et tous nos souvenirs manifestent la grâce que nous avons
méprisée. Quel tourment! Nous ne mangeons pas, ne dormons
pas, ne marchons pas avec les pieds.
Spirituellement enchaînés, nous regardons
hébétés "avec des hurlements et des grincements de
dents" la vie que nous avons gâchée: haïssants et
torturés!
Tu entends ? Nous, ici, nous buvons
la haine comme de l'eau. Même entre nous.
Surtout, surtout, nous haïssons Dieu. Je dois t'éclairer
là-dessus.
Les bienheureux au ciel ne
peuvent que l'aimer, parce qu'ils le voient sans voile, dans son
éblouissante beauté.
Cela les béatifie à un point qu'il est impossible de
décrire. Nous, nous le savons
et cette connaissance nous rend fous.
Les hommes sur la terre, qui connaissent Dieu à la
lumière de la nature et de la Révélation, peuvent
l'aimer, mais
ils n'y sont pas contraints.
Le croyant (j'écris cela en grinçant des dents) qui
médite et contemple le Christ en croix, les bras étendus,
finira par l'aimer.
Mais celui à qui Dieu se présente seulement dans
l'ouragan, comme le juste vengeur qui fut un jour rejeté par lui
(et c'est notre cas), celui-là ne peut que le haïr. Avec
toute la violence de sa volonté mauvaise. Éternellement. En vertu de sa libre décision
d'être séparé de Dieu: décision dans
laquelle, en mourant, nous avons rendu l'âme et que même
maintenant nous ne renions pas; et n'aurons jamais l'intention de
renier.
Comprends-tu maintenant pourquoi
l'enfer dure éternellement? Parce que notre obstination ne nous
quittera jamais.
Contre mon gré, j'ajoute que
Dieu est miséricordieux même envers nous. Je dis
bien "contre mon gré". Car, même si j'écris
volontairement cette lettre, il ne m'est pas pour autant permis de
mentir, comme je le voudrais tant. Je mets sur le papier beaucoup de
choses contre ma volonté. Même la fureur des injures que
je voudrais vomir, je dois l'étouffer.
Dieu fut
miséricordieux en ne nous laissant pas aller sur la terre
jusqu'au bout de notre volonté mauvaise, comme nous
étions prêts à le faire. Cela aurait
augmenté nos fautes et nos peines. II nous fit mourir avant
l'heure, comme moi, ou fit intervenir d'autres circonstances
adoucissantes.
Maintenant, il se montre miséricordieux en ne nous obligeant pas
à nous rapprocher de Lui plus que nous ne le sommes dans ce lieu
infernal et lointain; cela diminue nos tourments.
Chaque pas qui me rapprocherait de Dieu me causerait une souffrance
plus grande que s'il me rapprochait d'un brasier.
Tu as eu peur un jour, lorsque pendant une promenade je te racontai les
paroles de mon père un peu avant ma première Communion: "Ma petite Annette, tâche de te faire
offrir une belle robe, le reste est du bluff et de l'imposture." Devant
ta peur, j'ai failli avoir honte. Maintenant j'en ris.
La seule chose intelligente dans cette imposture, c'était de ne
pas admettre les enfants à la communion avant l'âge de
douze ans. A ce moment-là, j'avais eu le temps de prendre
goût au poison des divertissements du monde, je mettais sans trop
de scrupules les choses religieuses dans un placard et n'attachais pas
grande importance à la première Communion.
Que beaucoup d'enfants
aujourd'hui fassent leur première communion à sept ans
nous met en fureur.
Nous faisons tout pour faire croire aux gens que les enfants n'ont pas
une connaissance suffisante. Notre but est qu'ils commettent d'abord
quelques péchés mortels.
Alors la pastille blanche ne fait plus en eux les grands
dégâts qu'elle accomplit lorsque leurs cœurs vivent encore
dans la foi, l'espérance et la charité (Pouah! ces
trucs!) reçues au baptême.
Te souviens-tu que j'avais déjà soutenu sur terre la
même idée?
J'ai fait mention de mon père. Il se disputait souvent avec
maman. Je n'y fis allusion que rarement devant toi; j'en avais honte. Chose ridicule que la honte du mal! Pour
nous ici tout se vaut.
Mes parents ne dormaient même plus ensemble; je couchais avec
Maman, Papa dans la chambre à côté, où il
pouvait rentrer librement à toute heure. Il buvait beaucoup,
gaspillait le patrimoine. Mes sœurs travaillaient comme
employées et disaient avoir besoin de l'argent qu'elles
gagnaient. Maman commença à travailler pour gagner sa vie
aussi.
Pendant sa dernière année, Papa battait souvent Maman
quand elle ne voulait rien lui donner. Il fut au contraire toujours
affectueux avec moi.
Un jour (je te l'ai raconté, tu as été
choquée par mon caprice... de quoi n'as-tu pas été
choquée à mon sujet?), il dut rapporter au marchand deux
fois de suite des chaussures dont la forme et les talons
n'étaient pas assez modernes à mon goût.
La nuit où mon père fut frappé d'apoplexie, il se
produisit quelque chose que je n'ai jamais réussi à te
conter par crainte de ta réaction. Maintenant tu dois savoir.
C'est important, parce que pour la première fois je fus
assaillie par l'esprit qui me tourmente actuellement.
J'étais dans la chambre de ma mitre, qui dormait d'un profond
sommeil. Tout à coup je m'entendis appeler par mon nom. Une voix
inconnue me dit: "Qu'arrivera-t-il si ton père meurt?"
Je ne l'aimais plus depuis qu'il brutalisait ma mère; d'ailleurs, je n'aimais déjà
plus personne, j'étais seulement attachée à
certaines gens qui me témoignaient de la bienveillance. L'amour gratuit, qui
n'attend pas de récompense sur la terre, n'existe que chez les
âmes en état de grâce. Et je n'y étais pas.
Je répondis à cette question imprévue, sans
chercher d'où cela venait: "II ne va pas mourir!" Après
un bref silence, de nouveau la même question se fit clairement
entendre. "Mais il ne va pas mourir!" sortit encore de ma bouche,
brusquement.
Pour la troisième fois il me fut demandé:
"Qu'arrivera-t-il si ton père meurt?" Je revis Papa rentrant
souvent à la maison plutôt ivre, faisant du tapage,
maltraitant Maman, et nous mettant dans une position humiliante devant
les autres. Du coup je m'écriai en colère: "C'est bien
fait pour lui!"
Alors tout se tut.
Le matin suivant, quand maman voulut faire le ménage, elle
trouva la porte fermée à clef. Vers midi on
l'enfonça. Mon père, à moitié nu, gisait
sur le lit, mort. En allant chercher de la bière à la
cave, il avait dû avoir un malaise. Il était malade depuis
longtemps.
(Ainsi Dieu aurait suspendu à la prière de sa fille,
envers qui cet homme, d'une certaine manière, avait tout de
même été bon, une dernière chance de se
convertir?)
Mme K. et toi m'avez poussée à entrer dans l'Association
des Jeunes. Les jeux m'amusaient. Comme tu le sais, j'ai tout de suite
eu un rôle d'animatrice, cela me convenait. Les promenades aussi
me plaisaient. Je me laissai même entraîner quelquefois
à me confesser et à communier.
A vrai dire, je ne trouvais rien à confesser. Mes pensées
et mes paroles n'avaient pas d'importance à mes yeux. Quant aux
péchés plus graves, je n'étais pas encore assez
corrompue pour les commettre.
Un jour, tu me lanças cet avertissement: "Annette, si tu ne pries plus, tu vas
à ta perte!" Effectivement je ne priais guère, et
seulement avec répugnance. Aujourd'hui
je sais que malheureusement tu avais raison.
Tous ceux qui brûlent en enfer n'ont pas prié, ou pas
assez. La prière est le premier pas vers Dieu, le pas
décisif. Spécialement la prière à la
Mère du Christ, dont nous, nous ne prononçons jamais le
nom.
La dévotion envers Elle
arrache au démon d'innombrables âmes, que le
péché lui aurait livrées infailliblement.
Je continue ce récit en écumant de colère, et sous
la contrainte. Prier est la chose la plus facile que l'homme puisse
faire sur la terre. Et c'est justement à cette chose très
facile que Dieu a lié le salut de chacun.
A celui qui prie avec persévérance, Il donne petit
à petit tant de lumière, le fortifie d'une telle
manière, qu'à la fin même le pécheur le plus
embourbé peut se relever définitivement. Même s'il
est enfoncé dans la vase jusqu'au cou.
Dans les dernières années de ma vie je n'ai plus
prié comme j'aurais dû, et ainsi je me suis privée
des grâces sans lesquelles personne ne peut être
sauvé.
Ici nous
ne recevons plus aucune grâce. Et même si Dieu nous en
offrait, nous les refuserions avec cynisme.
Toutes les fluctuations de l'existence terrestre ont pris fin dans
cette autre vie. Chez vous sur terre, l'homme peut passer de
l'état de péché à l'état de
grâce, puis retomber dans le péché. Souvent par
faiblesse, parfois par malice.
Avec la mort toutes ces
montées et descentes prennent fin, parce qu'elles ont leur
racine dans l'imperfection de la liberté humaine.
Désormais nous avons atteint le terme.
Au fur et à mesure que les années passent, les
changements deviennent plus rares. Il est vrai que jusqu'à la
mort on peut toujours se tourner vers Dieu ou lui tourner le dos.
Cependant, comme entraîné par le courant, l'homme,
à l'heure du trépas, avec le peu de volonté qui
lui reste, se comporte selon le pli adopté pendant sa vie.
L'attitude bonne ou mauvaise devient une seconde nature qui
l'entraîne avec elle.
C'est ce qui arriva aussi pour moi. Depuis
des années je vivais loin de Dieu. A cause de cela, au moment du
dernier appel de la Grâce, je me décidai contre Lui.
Ce ne
sont pas des péchés fréquents qui me furent
fatals, mais d'avoir repoussé la grâce de la conversion.
Tu m'as plusieurs fois exhortée à écouter des
sermons et à lire des livres de piété. "Je n'ai
pas le temps" était ma réponse habituelle. Il n'en
fallait pas plus pour alimenter mon doute profond!
Je dois d'ailleurs constater ceci: les choses en étant à
ce point peu avant ma sortie de l'Association des Jeunes, il m'aurait
été extrêmement difficile de changer de voie. Je me
sentais incertaine et malheureuse, mais un mur se dressait devant ma
conversion.
Tu ne sembles pas t'en être doutée. Tu voyais cela d'une
manière si simple le jour où tu m'as dit: "Mais fais donc une bonne confession,
Annette, et tout s'arrangera!" Je sentais que c'était
vrai, qu'une bonne confession m'aurait libérée; mais le
monde, le démon et la chair me tenaient déjà trop
solidement dans leurs griffes.
Je n'ai
jamais cru à l'influence du démon.
Aujourd'hui je témoigne de sa puissante influence
sur les personnes qui se trouvent dans la condition où je me
trouvais.
Seules beaucoup de prières, celles des autres et les miennes,
avec des sacrifices et des souffrances, auraient pu m'arracher à
lui. Et seulement petit à petit.
S'il y a peu de
possédés visibles, les possédés invisibles
sont légion. Le démon ne peut pas ôter la
liberté à ceux qui se mettent sons son influence, mais en
châtiment de leur apostasie quasi systématique, Dieu
permet que le "Malin" pénètre en eux.
Je hais aussi le démon.
Pourtant il me plaît, parce qu'il cherche à vous faire
tomber: lui et ses satellites, les esprits
tombés avec lui aux origines. Ils se comptent par millions.
Ils errent par toute la terre,
aussi denses qu'un essaim de moucherons, et vous ne vous en rendez
même pas compte.
Ce n'est pas à nous les réprouvés de vous tenter; c'est le rôle
des esprits déchus. En fait cela augmente encore plus
leur tourment, chaque fois qu'ils entraînent en enfer une
âme humaine. Qu'est-ce que la haine ne fait pas faire!
Bien que j'aie marché dans des sentiers éloignés
de Dieu, Il me poursuivait. Je préparais la voie à la
grâce par des actes de charité naturelle, que je faisais
assez souvent par l'inclination de mon tempérament.
Parfois Dieu m'attirait dans une
église. Alors je sentais comme une nostalgie. Lorsque je
soignais Maman malgré la fatigue du bureau pendant la
journée, et d'une certaine manière me sacrifiais
vraiment, ces appels de Dieu agissaient puissamment.
Une fois, à l'église de l'hôpital où tu
m'avais amenée pendant la pause de midi, il m'arriva quelque
chose qui me mit à un millimètre de la conversion: je
pleurai!
Mais les plaisirs et les soucis du monde passèrent comme un
torrent sur la grâce, et le bon grain fut étouffé
par les ronces et les épines. En déclarant que la
religion est une question de sentiment, comme on disait au bureau, je
jetai au panier avec les autres cet appel suprême de la
grâce.
Une fois tu me grondas, parce qu'au lieu de faire une vraie
génuflexion j'esquissai une révérence
désinvolte, pliant à peine les genoux. Tu y vis une
négligence paresseuse.
Tu n'eus même pas l'air de soupçonner que je ne croyais
déjà plus à la présence réelle.
Maintenant j'y crois, mais d'une foi purement naturelle, comme on croit
à l'orage quand on en voit les effets.
Entre-temps, je m'étais
fabriqué une religion à ma sauce. Je croyais à la réincarnation, comme tout le monde
au bureau, l'âme en renaissant dans un autre individu
après la mort, indéfiniment.
La question de l'au-delà recevait une réponse inoffensive
et cessait d'être angoissante.
Pourquoi ne m'as-tu jamais rappelé la parabole du mauvais riche
et du pauvre mendiant Lazare, où le narrateur, le Christ, envoie
immédiatement après la mort, l'un en enfer, l'autre au
paradis?... D'ailleurs qu'aurais-tu obtenu? Rien de plus qu'avec tes
autres discours de bigote!
Petit à petit je me fabriquai une idole, suffisamment
élevée pour s'appeler Dieu; suffisamment lointaine pour
que je n'aie pas à entretenir de relations avec Lui; assez vague
pour que, au besoin, sans cesser de me dire catholique, elle devienne
semblable au Dieu du panthéisme, ou à un Dieu
inaccessible et coupé du monde.
Ce Dieu n'avait ni paradis
à offrir ni enfer à infliger. Je le laissais en
paix et II me laissait en paix: tel était mon culte envers lui.
"Nous croyons volontiers ce qui nous plaît". Au cours des ans, je
restai assez sûre de ma religion. De cette façon,
c'était vivable.
Une seule chose aurait pu me briser la nuque: une longue et profonde
souffrance. Et cette souffrance ne vint pas. Comprends-tu maintenant ce
que signifie: "Dieu châtie
ceux qu'Il aime?"
Un dimanche de juillet, l'association des jeunes organisa une promenade
à (...). La promenade m'aurait bien plu, mais tous ces discours
insipides, vos manières de bigotes! Une autre " icône ",
bien différente de la Vierge de (...), se dressait depuis peu
sur l'autel de mon cœur: le séduisant Max N. du magasin
d'à côté.
Peu de temps auparavant nous avions plaisanté ensemble. Ce
dimanche-là, justement, il m'avait invitée à une
promenade. Sa maîtresse en titre était malade à
l'hôpital. Il avait compris que j'avais jeté les yeux sur
lui. Quant à l'épouser, je n'y pensais pas encore. Il
était de condition aisée, mais se comportait trop
galamment avec toutes les filles.
Jusqu'alors, je voulais un homme pour moi toute seule. Non seulement
épouse, mais seule épouse. J'ai toujours eu, en effet, un
certain code naturel de conduite.
(C'est vrai! Annette, avec toute son indifférence religieuse,
avait quelque chose de noble dans sa conduite. La pensée que
même des personnes "bien élevées" puissent aller en
enfer m'épouvantait, alors qu'elle sont assez "mal
élevées" pour échapper à Dieu).
Lors de cette promenade Max se prodigua en gentillesses. Eh oui! Nous
ne tenions pas des discours de curé, comme vous autres.
Le jour suivant au bureau, tu me reprochas de n'être pas venue
avec vous à (...). Je te racontai notre promenade. Ta
première question fut: "As-tu été à la
messe? - Tu es bête! Comment aurais-je pu, le départ
étant à six heures?"
Tu te souviens encore comment j'ajoutai, excédée: "Le bon
Dieu n'est pas aussi mesquin que vos curés!" Aujourd'hui je dois
le confesser: Dieu, bien qu'il soit
infiniment "bon" pèse les choses avec plus de précision
que tous les prêtres.
Après cette première sortie avec Max, je vins encore une
fois à l'association, pour Noël. Quelque chose me poussait
à revenir. Mais intérieurement, j'étais
déjà loin. Cinéma, danses, sorties, alternaient
sans trêve. Max et moi, nous nous disputions quelquefois, mais
j'ai toujours su le rattraper et le rattacher à moi.
Ma rivale fut très désagréable: sortie de
l'hôpital, elle se comporta comme une furie. En fait ce fut une
chance pour moi: ma noble sérénité fit grande
impression sur Max, qui finit par me donner la
préférence. J'avais su la lui rendre odieuse en restant
calme: extérieurement objective, intérieurement pleine de
poison. De tels sentiments et un tel
comportement préparent excellemment pour l'enfer. Ils sont
diaboliques au sens strict du mot.
Pourquoi je te raconte cela?
Pour expliquer comment je me détachai définitivement de
Dieu.
Non pas, d'ailleurs, que Max et moi ayons souvent
poussé l'intimité jusqu'à ses limites
extrêmes.
Je comprenais que je me serais rabaissée à ses yeux en me
dormant à lui avant l'heure: c'est pourquoi je sus me retenir.
Mais de soi, chaque fois que je le croyais utile, j'étais
toujours prête à tout. Il fallait que je conquière
Max. Pour cela rien ne serait trop cher.
De plus, petit à petit nous étions arrivés
à nous aimer vraiment, ayant tous les deux plusieurs
qualités précieuses entretenant une estime
réciproque. J'étais habile, capable, de compagnie
agréable. Ainsi je tenais Max solidement en main et je
réussis, au moins pendant les derniers mois avant le mariage,
à le garder pour moi seule.
En cela consista mon apostasie: élever une créature au
rang d'idole. Cela ne peut se réaliser nulle part aussi
parfaitement que dans l'amour d'une personne du sexe opposé,
lorsque cet amour reste embourbé dans le temporel. C'est ce qui
fait son charme, son stimulant et son poison. "L'adoration" que je
vouais à moi-même dans la personne de Max devint pour moi
religion vécue.
A cette époque, au
bureau, je me déchaînais et
déversais mon venin centre ceux qui fréquentent les
églises et les prêtres, les indulgences, la
récitation du rosaire et autres bêtises.
Tu as
cherché plus ou moins habilement à défendre ces
choses. Sans soupçonner apparemment qu'au fond il ne s'agissait
pas de cela. Je cherchais plutôt un alibi contre ma conscience:
j'avais encore besoin d'un tel alibi pour justifier mon apostasie.
Au fond j'étais en pleine révolte contre Dieu.
Tu ne le
compris pas; tu me croyais encore catholique. D'ailleurs je
revendiquais ce titre, je payais le denier du culte. Une certaine
"contre-assurance", pensais-je, ne peut pas nuire.
Parfois, peut-être, tes réponses ont fait mouche. Mais
elles n'avaient pas de prise, parce qu'il ne fallait pas qu'elles en
aient. A cause de ces relations faussées, la souffrance de notre
rupture fut légère lorsque nous nous
séparâmes au moment de mon mariage.
Avant la cérémonie, je me confessai et communiai encore
une fois. C'était obligatoire. Mon mari et moi pensions sur ce
point de la même façon: pourquoi ne pas accomplir cette
formalité comme les autres?
Vous appelez sacrilège une telle communion. Eh bien,
après cette communion "indigne", ma conscience fut
laissée plus tranquille. D'ailleurs ce fut la dernière.
Notre vie conjugale se passait en général en parfaite
harmonie. Nous étions du même avis sur tout.
Même
sur le refus du fardeau des enfants. Mon mari aurait bien voulu en
avoir un, pas plus: je sus l'en dissuader.
Vêtements, meubles de luxe, thés, sorties, voyages en auto
et distractions de ce genre comptaient plus que tout. Ce fut une
année de plaisirs terrestres, entre mon mariage et ma mort
subite.
Tous les dimanches nous sortions en voiture, ou visitions mes
beaux-parents (maintenant j'avais honte de ma mère). Ils
vivaient à la surface, comme nous. Intérieurement, bien
s0r, je ne me sentis jamais heureuse, même si
extérieurement je riais. Il y avait toujours en moi quelque
chose d'indéfinissable qui me rongeait.
J'aurais voulu que tout soit fini après la mort (le plus tard
possible bien entendu).
Mais il est vrai, comme je l'avais entendu dans un sermon étant
petite, que Dieu récompense chaque bonne œuvre que l'on
accomplit. Lorsqu'il ne pourra pas la récompenser clans l'autre
vie, il le fait sur la terre: j'héritai à l'improviste de
la tante Lotte. Par ailleurs, mon mari réussit dans son travail,
et fut très bien payé. Je pus arranger ma nouvelle maison
d'une manière charmante.
La religion n'envoyait plus que de loin une lumière pâle,
faible et incertaine. Les cafés, les hôtels où nous
allions pendant les voyages, ne portaient certainement pas à
Dieu. Tous ceux qui fréquentent ces endroits vivaient comme
nous, de l'extérieur vers l'intérieur, non de
l'intérieur vers l'extérieur.
Si en vacances nous visitions des cathédrales, nous cherchions
à jouir de leur beauté artistique. Le souffle religieux
qu'elles nous inspiraient encore, spécialement les
cathédrales romanes et gothiques, je savais le neutraliser en
critiquant des détails secondaires: un frère convers
maladroit ou sale, le "scandale" des moines qui voulaient passer pour
pieux tout en vendant des liqueurs, l'éternel carillon pendant
les offices, pour faire des sous...
De cette façon je sus toujours chasser la Grâce quand elle
frappait. Je donnais libre cours à ma mauvaise humeur, en
particulier devant les représentations médiévales
de l'enfer, où le démon rôtit les âmes dans
des braises rouges et incandescentes, tandis que ses compagnons aux
longues queues lui amènent de nouvelles victimes.
Clara! L'enfer, on peut se
tromper en le dessinant, mais on
n'exagère jamais! Le feu de l'enfer, je l'ai toujours
pris comme
cible d'une manière privilégiée. Tu sais comment
une fois, au cours d'une dispute à ce sujet, je tins une
allumette sous ton nez et dis sarcastiquement: "Il a cette odeur?" Tu
éteignis la flamme en vitesse.
Ici personne ne l'éteint.
Moi, je
te dis: le feu dont parle la Bible ne signifie pas le "tourment
de la conscience". Le feu, c'est du feu! Il faut prendre à la
lettre ce que Lui-même a dit: "Loin de moi, maudits, dans le feu
éternel!" A la lettre!
"Comment l'esprit peut-il être atteint par un feu
matériel?" demanderas-tu. Comment ton âme peut-elle
souffrir lorsque tu te brûles les doigts? L'âme ne
brûle pas, et pourtant quelle douleur! D'une manière
analogue, ici nous sommes spirituellement liés au feu, selon
notre nature et nos facultés.
Notre âme est privée
de ses ailes; nous ne pouvons penser ni ce que nous vouons, ni comme
nous le voulons.
Ne lis pas ces lignes bêtement: cet état qui ne vous dit
rien, à vous autres, brûle sans me consumer.
Mais notre
plus grand tourment consiste à savoir avec certitude que nous ne
verrons jamais Dieu.
Comment cela peut-il nous tourmenter tellement, alors que sur terre
cela nous laissait indifférents? Tant que le couteau reste sur
la table, il nous laisse indifférent: on voit bien qu'il est
affilé, mais on ne le sent pas. Plonge ce couteau dans la chair
et tu te mettras à hurler.
Maintenant nous sentons la perte de Dieu; avant nous la pensions
seulement.
Toutes
les âmes ne souffrent pas également. Plus on a
péché avec une méchanceté
systématique, plus lourdement pèse la perte de Dieu, et
plus on est opprimé par la créature dont on a
abusé.
Les catholiques souffrent plus
que les autres, parce qu'ils ont reçu et foulé aux pieds
plus de grâces et de lumières.
Celui qui a su davantage souffre davantage que celui qui savait moins.
Celui qui pécha par malice souffre d'une manière plus
aiguë que celui qui tomba par faiblesse.
Mais personne ne souffre plus
que ce qu'il a mérité. Ah!
si seulement ce n'était pas vrai, j'aurais un motif de haïr!
Tu me dis un jour que personne ne va en enfer sans le savoir: cela
aurait été révélé à une
sainte.
D'abord je m'en moquai, puis je m'abritai derrière: "J'aurai le
temps de me reprendre", pensais-je secrètement.
Or cette parole est vraie.
A l'heure de ma mort, je ne connus pas
l'enfer tel qu'il est: aucun mortel ne le connaît. Mais j'en ai
eu pleine conscience: "Si tu meurs, tu vas dans l'autre monde droit
comme une flèche contre Dieu.
Tu en supporteras les
conséquences". Mais je ne fis pas demi-tour,
entraînée comme je l'ai dit par la force de l'habitude.
Poussée par la conformité à leur passé, les
hommes en vieillissant s'enfoncent toujours plus dans la même
direction.
Voici maintenant le récit de ma mort.
Il y a
une semaine (selon votre temps, car pour la souffrance je
pourrais dire que je brûle depuis dix ans), nous fîmes une
sortie le dimanche - ma dernière sortie. Le jour était
radieux, jamais je ne m'étais sentie aussi bien.
Je fus envahie
par un sinistre sentiment de bonheur qui dura toute la journée.
Au retour, mon mari fut aveuglé à l'improviste par une
voiture arrivant à toute vitesse. Il perdit le contrôle.
"Jesses" (Jésus en allemand), ce cri sortit de ma bouche avec un
frisson. Non pas une prière, mais un cri. Une douleur
déchirante m'envahit (une bagatelle comparé à ma
douleur actuelle). Puis je perdis conscience.
Comme c'est étrange! Ce
matin-là était née
en moi, d'une manière inexplicable, cette pensée: "Tu
pourrais aller encore une fois à la messe."
Elle
résonnait comme une imploration. Clair et résolu, mon
"non" trancha net le fil de ces pensées: "II faut en finir une
fois pour toutes avec ces choses. Je prends sur moi toutes les
conséquences."
Maintenant je les subis. Ce qui arriva sur terre après ma mort,
tu le sais. Le destin de mon mari,
celui de ma mère, ce qui
arriva à mon cadavre et le déroulement de mes
obsèques me sont connus dans tous leurs détails au moyen
des connaissances naturelles que nous avons ici.
Ce qui se
passe sur la terre, nous ne le voyons que d'une
manière nébuleuse: mais ce qui nous touche de
près
de quelque manière, nous le connaissons. Ainsi je vois
même le lieu où tu séjournes.
Je sortis du noir brusquement à l'instant du trépas. Je
me vis inondée par une lumière éblouissante,
à l'endroit même où gisait mon cadavre. Cela
se
passe comme au théâtre lorsqu'on éteint la salle:
le rideau s'ouvre sur une scène imprévisible,
affreusement lumineuse - la scène de ma vie. Comme dans un
miroir, je vis mon âme, je vis les grâces
foulées
aux pieds, depuis ma jeunesse jusqu'au dernier "non" à Dieu.
Je
me sentis comme un assassin auquel on présenterait sa victime,
exsangue: "Me repentir? Jamais! - Avoir honte? Jamais!"
Cependant je ne pouvais pas résister au regard de ce Dieu que
j'avais rejeté.
Il ne me restait qu'une seule
chose à
faire: fuir.
Comme Caïn s'enfuit
d'Abel, ainsi mon âme fut
chassée au loin à la vue de cette horreur.
Ce fut le jugement particulier. Le Juge invisible dit: "Loin de moi!".
Alors mon âme, comme une ombre jaune de soufre, se
précipita dans le lieu de l'éternel tourment.
Ainsi se terminait la
lettre envoyée par Annette depuis l'enfer.
Lentement je
récitai trois Ave Maria. Tout devint clair: tu dois
t'accrocher fermement à Elle, à la bienheureuse
Mère du Seigneur; tu dois honorer filialement Marie, si tu ne
veux pas subir le sort d'une âme qui ne verra jamais Dieu.
Toute tremblante encore
à cause de cette terrible nuit, je me
levai, m'habillai rapidement et descendis en courant les escaliers pour
aller à la chapelle de la maison.
Mon cœur battait très
fort. Les quelques pensionnaires agenouillées près de moi
me regardèrent; elles pouvaient penser que j'étais
excitée d'avoir couru dans les escaliers.
Une vielle dame hongroise,
simple, éprouvée par la
souffrance, frêle comme un enfant, myope, mais
expérimentée dans les choses spirituelles et fervente, me
dit en souriant l'après-midi, dans le jardin:
"Mademoiselle,
Jésus ne veut pas être servi à toute
allure!"
Puis elle comprit que
quelque chose m'avait agitée et m'agitait
encore.
Pour me calmer, elle ajouta ces paroles de
Thérèse d'Avila:
Que rien ne te trouble,
Que rien ne t'agite,
Tout passe, Dieu ne change
pas,
La patience Arrive
à tout
A qui possède Dieu
Rien ne manque:
Dieu seul suffit.
Tandis qu'elle me
soufflait ces vers, doucement et non sur un ton
professoral, il me sembla qu'elle lisait dans mon âme.
"Dieu seul suffit!" Oui,
Lui seul devait me suffire, ici-bas et dans
l'éternité. Je veux le posséder un jour
là-haut, quels que soient les sacrifices que cela puisse me
coûter ici-bas.
JE NE
VEUX PAS ALLER EN ENFER.
les papiers d'une jeune fille morte au couvent, on a retrouvé ce
manuscrit. Examiné et ayant reçu l'imprimatur, il est
conforme à la saine Théologie, à l'Évangile.
J'avais une amie. Nous étions en contact à (...),
où nous travaillions l'une à côté de l'autre
dans une maison de commerce.
Plus tard, Annette
se maria et je ne la vis plus.
En automne 1937 je passais mes
vacances au bord du lac de Garde. Ma mère m'écrivit vers
la fin de la deuxième semaine de septembre: "Pense un peu, Annette N. est morte! Elle s'est
tuée dans un accident d'automobile. On l'a enterrée hier
au Waldfriedhof" (cimetière du bois).
Cette nouvelle me fit
très peur. Je savais qu'Annette n'avait jamais été
très chrétienne.
Était-elle prête à paraître devant Dieu, qui
la rappelait à l'improviste?
Le matin suivant, j'assistai à
la Messe pour elle dans la chapelle des sœurs chez qui je
demeurais, priant avec ferveur pour
la paix de son âme, et je communiai aussi à son intention.
Mais toute la journée j'éprouvai
un certain malaise, qui augmenta encore dans la soirée.
Je dormis d'un sommeil agité. A la fin je fus
réveillée comme si on frappait violemment à la
porte. J'allumai. L'horloge sur la table de nuit marquait minuit dix.
Je ne vis personne. On n'entendait aucun bruit dans la maison. Seules
les vagues du lac de Garde se brisaient monotones contre les murs de la
rive du jardin. On n'entendait pas un souffle.
Je réfléchis un moment pour savoir si je devais me lever.
"Ce ne sont que des sornettes, me dis-je résolument, ton
imagination est troublée par cette mort". Je me retournai de
l'autre côté du lit, récitai quelques Pater pour
les âmes du Purgatoire et me
rendormis... Alors je fis un
rêve.
Dans ce rêve, je m'étais levée vers six heures du
matin pour descendre à la chapelle.
En ouvrant la porte de ma chambre, je butai sur un paquet de feuilles
éparses. Je les ramassai aussitôt, reconnus
l'écriture d'Annette et poussai un cri.
Toute tremblante, je tenais les feuilles à la main. Je me
sentais incapable de dire un Pater. J'étais prise à la
gorge et j'étouffais. Je m'enfuis au grand air, arrangeai mes
cheveux comme je pus, jetai la lettre dans mon sac et quittai la
maison.
Je pris un sentier qui, partant de la grand-route (la fameuse
"Gardesana"), monte parmi les oliviers, les jardins des villas et les
broussailles de lauriers.
Le matin se levait, lumineux. D'habitude, tous les cent pas, je
m'extasiais devant la vue magnifique qu'on a sur le lac et sur
l'île de Garde, belle comme dans une fable.
Le bleu profond de l'eau me ranimait. Je contemplais
émerveillée la couleur grise du mont Baldo, qui de
l'autre côté s'élève lentement de 64
mètres à plus de 2200 mètres au-dessus du niveau
de la mer.
Cette fois, au contraire, je n'accordais plus un regard à tout
cela. Au bout d'un quart d'heure, je me laissai tomber machinalement
sur un banc appuyé entre deux cyprès, là
même où la veille j'avais lu avec tant de plaisir la
"Jungfer Therese" de Federer.
Je pris la lettre.
Je rapporte ici cet écrit
de l'autre monde, mot pour mot, tel que je l'ai lu.
Clara, ne prie pas pour moi! Je
suis damnée.
Si je te le fais savoir et t'en parle assez longuement, ne crois pas
que ce soit par amitié. Ici
nous n'aimons personne.
Je le fais contre mon gré, en tant que "partie de cette
puissance qui veut toujours le Mal et fait le Bien".
En vérité, je
voudrais te voir toi aussi aboutir à cet état,
où j'ai désormais jeté l'ancre pour toujours.
Ne te fâche pas de cette intention. Ici nous pensons tous de la même
manière. Notre
volonté est pétrifiée dans le mal - ce que
vous appelez précisément "le mal".
Même lorsque nous faisons quelque chose de "bien", comme moi en
ce moment en t'ouvrant les yeux sur l'enfer, ce n'est pas avec une
bonne intention.
Te souviens-tu encore qu'il y a quatre ans nous nous sommes connues
à (...) ? Tu avais alors 23 ans et cela faisait
déjà six mois que tu étais là-bas lorsque
j'y arrivai.
Tu m'as tirée de quelques embarras; comme à une
débutante tu me donnas de "bons" conseils. Mais que veut dire
"bons"?
J'admirais alors ton "amour du prochain". Ridicule! Ton aide
était vanité pure, ce que d'ailleurs je
soupçonnais déjà. Ici nous ne reconnaissons rien
de bon. Chez personne.
La période de ma jeunesse, tu la connais. Je complète ici
certaines lacunes. Je n'ai pas été
"désirée", et n'aurais même pas dû exister:
je fus "un accident". Mes deux sœurs avaient 14 et 15 ans lorsque je
vis le jour.
Si seulement je n'avais jamais
existé! Si je pouvais maintenant m'anéantir,
échapper à ces tourments! Aucune volupté ne
pourrait égaler celle d'abandonner mon existence, comme une robe
cendrée qui se perd dans le néant.
Mais il faut que j'existe. Je dois exister comme je me suis faite moi-même: avec une
existence gâchée.
Lorsque papa et maman, encore jeunes, ont émigré de la
campagne à la ville,
l'un et l'autre avaient perdu le contact avec l'Église.
C'était mieux comme cela. Ils fréquentèrent des
gens étrangers à l'Église. Ils s'étaient
connus à une soirée dansante et six mois après
"durent" se marier.
Lors de la cérémonie nuptiale ils reçurent
tellement d'eau bénite que Maman s'est mise à assister
à la Messe deux fois par an. Mais elle ne m'a jamais appris
à prier vraiment. Elle se noyait dans les soucis de la vie
quotidienne, quoique nous ne fussions pas dans la gêne.
Les mots prier, messe, eau
bénite, église, je les écris avec une
répugnance intérieure sans égale.
J'ai horreur de tout cela, comme j'ai horreur de ceux qui
fréquentent l'Église et en général de tous
les hommes et de tous les êtres. Tout nous tourmente. Chaque
connaissance reçue à l'article de la mort, chaque
souvenir de choses vécues ou connues est pour nous un feu
dévorant.
Et tous nos souvenirs manifestent la grâce que nous avons
méprisée. Quel tourment! Nous ne mangeons pas, ne dormons
pas, ne marchons pas avec les pieds.
Spirituellement enchaînés, nous regardons
hébétés "avec des hurlements et des grincements de
dents" la vie que nous avons gâchée: haïssants et
torturés!
Tu entends ? Nous, ici, nous buvons
la haine comme de l'eau. Même entre nous.
Surtout, surtout, nous haïssons Dieu. Je dois t'éclairer
là-dessus.
Les bienheureux au ciel ne
peuvent que l'aimer, parce qu'ils le voient sans voile, dans son
éblouissante beauté.
Cela les béatifie à un point qu'il est impossible de
décrire. Nous, nous le savons
et cette connaissance nous rend fous.
Les hommes sur la terre, qui connaissent Dieu à la
lumière de la nature et de la Révélation, peuvent
l'aimer, mais
ils n'y sont pas contraints.
Le croyant (j'écris cela en grinçant des dents) qui
médite et contemple le Christ en croix, les bras étendus,
finira par l'aimer.
Mais celui à qui Dieu se présente seulement dans
l'ouragan, comme le juste vengeur qui fut un jour rejeté par lui
(et c'est notre cas), celui-là ne peut que le haïr. Avec
toute la violence de sa volonté mauvaise. Éternellement. En vertu de sa libre décision
d'être séparé de Dieu: décision dans
laquelle, en mourant, nous avons rendu l'âme et que même
maintenant nous ne renions pas; et n'aurons jamais l'intention de
renier.
Comprends-tu maintenant pourquoi
l'enfer dure éternellement? Parce que notre obstination ne nous
quittera jamais.
Contre mon gré, j'ajoute que
Dieu est miséricordieux même envers nous. Je dis
bien "contre mon gré". Car, même si j'écris
volontairement cette lettre, il ne m'est pas pour autant permis de
mentir, comme je le voudrais tant. Je mets sur le papier beaucoup de
choses contre ma volonté. Même la fureur des injures que
je voudrais vomir, je dois l'étouffer.
Dieu fut
miséricordieux en ne nous laissant pas aller sur la terre
jusqu'au bout de notre volonté mauvaise, comme nous
étions prêts à le faire. Cela aurait
augmenté nos fautes et nos peines. II nous fit mourir avant
l'heure, comme moi, ou fit intervenir d'autres circonstances
adoucissantes.
Maintenant, il se montre miséricordieux en ne nous obligeant pas
à nous rapprocher de Lui plus que nous ne le sommes dans ce lieu
infernal et lointain; cela diminue nos tourments.
Chaque pas qui me rapprocherait de Dieu me causerait une souffrance
plus grande que s'il me rapprochait d'un brasier.
Tu as eu peur un jour, lorsque pendant une promenade je te racontai les
paroles de mon père un peu avant ma première Communion: "Ma petite Annette, tâche de te faire
offrir une belle robe, le reste est du bluff et de l'imposture." Devant
ta peur, j'ai failli avoir honte. Maintenant j'en ris.
La seule chose intelligente dans cette imposture, c'était de ne
pas admettre les enfants à la communion avant l'âge de
douze ans. A ce moment-là, j'avais eu le temps de prendre
goût au poison des divertissements du monde, je mettais sans trop
de scrupules les choses religieuses dans un placard et n'attachais pas
grande importance à la première Communion.
Que beaucoup d'enfants
aujourd'hui fassent leur première communion à sept ans
nous met en fureur.
Nous faisons tout pour faire croire aux gens que les enfants n'ont pas
une connaissance suffisante. Notre but est qu'ils commettent d'abord
quelques péchés mortels.
Alors la pastille blanche ne fait plus en eux les grands
dégâts qu'elle accomplit lorsque leurs cœurs vivent encore
dans la foi, l'espérance et la charité (Pouah! ces
trucs!) reçues au baptême.
Te souviens-tu que j'avais déjà soutenu sur terre la
même idée?
J'ai fait mention de mon père. Il se disputait souvent avec
maman. Je n'y fis allusion que rarement devant toi; j'en avais honte. Chose ridicule que la honte du mal! Pour
nous ici tout se vaut.
Mes parents ne dormaient même plus ensemble; je couchais avec
Maman, Papa dans la chambre à côté, où il
pouvait rentrer librement à toute heure. Il buvait beaucoup,
gaspillait le patrimoine. Mes sœurs travaillaient comme
employées et disaient avoir besoin de l'argent qu'elles
gagnaient. Maman commença à travailler pour gagner sa vie
aussi.
Pendant sa dernière année, Papa battait souvent Maman
quand elle ne voulait rien lui donner. Il fut au contraire toujours
affectueux avec moi.
Un jour (je te l'ai raconté, tu as été
choquée par mon caprice... de quoi n'as-tu pas été
choquée à mon sujet?), il dut rapporter au marchand deux
fois de suite des chaussures dont la forme et les talons
n'étaient pas assez modernes à mon goût.
La nuit où mon père fut frappé d'apoplexie, il se
produisit quelque chose que je n'ai jamais réussi à te
conter par crainte de ta réaction. Maintenant tu dois savoir.
C'est important, parce que pour la première fois je fus
assaillie par l'esprit qui me tourmente actuellement.
J'étais dans la chambre de ma mitre, qui dormait d'un profond
sommeil. Tout à coup je m'entendis appeler par mon nom. Une voix
inconnue me dit: "Qu'arrivera-t-il si ton père meurt?"
Je ne l'aimais plus depuis qu'il brutalisait ma mère; d'ailleurs, je n'aimais déjà
plus personne, j'étais seulement attachée à
certaines gens qui me témoignaient de la bienveillance. L'amour gratuit, qui
n'attend pas de récompense sur la terre, n'existe que chez les
âmes en état de grâce. Et je n'y étais pas.
Je répondis à cette question imprévue, sans
chercher d'où cela venait: "II ne va pas mourir!" Après
un bref silence, de nouveau la même question se fit clairement
entendre. "Mais il ne va pas mourir!" sortit encore de ma bouche,
brusquement.
Pour la troisième fois il me fut demandé:
"Qu'arrivera-t-il si ton père meurt?" Je revis Papa rentrant
souvent à la maison plutôt ivre, faisant du tapage,
maltraitant Maman, et nous mettant dans une position humiliante devant
les autres. Du coup je m'écriai en colère: "C'est bien
fait pour lui!"
Alors tout se tut.
Le matin suivant, quand maman voulut faire le ménage, elle
trouva la porte fermée à clef. Vers midi on
l'enfonça. Mon père, à moitié nu, gisait
sur le lit, mort. En allant chercher de la bière à la
cave, il avait dû avoir un malaise. Il était malade depuis
longtemps.
(Ainsi Dieu aurait suspendu à la prière de sa fille,
envers qui cet homme, d'une certaine manière, avait tout de
même été bon, une dernière chance de se
convertir?)
Mme K. et toi m'avez poussée à entrer dans l'Association
des Jeunes. Les jeux m'amusaient. Comme tu le sais, j'ai tout de suite
eu un rôle d'animatrice, cela me convenait. Les promenades aussi
me plaisaient. Je me laissai même entraîner quelquefois
à me confesser et à communier.
A vrai dire, je ne trouvais rien à confesser. Mes pensées
et mes paroles n'avaient pas d'importance à mes yeux. Quant aux
péchés plus graves, je n'étais pas encore assez
corrompue pour les commettre.
Un jour, tu me lanças cet avertissement: "Annette, si tu ne pries plus, tu vas
à ta perte!" Effectivement je ne priais guère, et
seulement avec répugnance. Aujourd'hui
je sais que malheureusement tu avais raison.
Tous ceux qui brûlent en enfer n'ont pas prié, ou pas
assez. La prière est le premier pas vers Dieu, le pas
décisif. Spécialement la prière à la
Mère du Christ, dont nous, nous ne prononçons jamais le
nom.
La dévotion envers Elle
arrache au démon d'innombrables âmes, que le
péché lui aurait livrées infailliblement.
Je continue ce récit en écumant de colère, et sous
la contrainte. Prier est la chose la plus facile que l'homme puisse
faire sur la terre. Et c'est justement à cette chose très
facile que Dieu a lié le salut de chacun.
A celui qui prie avec persévérance, Il donne petit
à petit tant de lumière, le fortifie d'une telle
manière, qu'à la fin même le pécheur le plus
embourbé peut se relever définitivement. Même s'il
est enfoncé dans la vase jusqu'au cou.
Dans les dernières années de ma vie je n'ai plus
prié comme j'aurais dû, et ainsi je me suis privée
des grâces sans lesquelles personne ne peut être
sauvé.
Ici nous
ne recevons plus aucune grâce. Et même si Dieu nous en
offrait, nous les refuserions avec cynisme.
Toutes les fluctuations de l'existence terrestre ont pris fin dans
cette autre vie. Chez vous sur terre, l'homme peut passer de
l'état de péché à l'état de
grâce, puis retomber dans le péché. Souvent par
faiblesse, parfois par malice.
Avec la mort toutes ces
montées et descentes prennent fin, parce qu'elles ont leur
racine dans l'imperfection de la liberté humaine.
Désormais nous avons atteint le terme.
Au fur et à mesure que les années passent, les
changements deviennent plus rares. Il est vrai que jusqu'à la
mort on peut toujours se tourner vers Dieu ou lui tourner le dos.
Cependant, comme entraîné par le courant, l'homme,
à l'heure du trépas, avec le peu de volonté qui
lui reste, se comporte selon le pli adopté pendant sa vie.
L'attitude bonne ou mauvaise devient une seconde nature qui
l'entraîne avec elle.
C'est ce qui arriva aussi pour moi. Depuis
des années je vivais loin de Dieu. A cause de cela, au moment du
dernier appel de la Grâce, je me décidai contre Lui.
Ce ne
sont pas des péchés fréquents qui me furent
fatals, mais d'avoir repoussé la grâce de la conversion.
Tu m'as plusieurs fois exhortée à écouter des
sermons et à lire des livres de piété. "Je n'ai
pas le temps" était ma réponse habituelle. Il n'en
fallait pas plus pour alimenter mon doute profond!
Je dois d'ailleurs constater ceci: les choses en étant à
ce point peu avant ma sortie de l'Association des Jeunes, il m'aurait
été extrêmement difficile de changer de voie. Je me
sentais incertaine et malheureuse, mais un mur se dressait devant ma
conversion.
Tu ne sembles pas t'en être doutée. Tu voyais cela d'une
manière si simple le jour où tu m'as dit: "Mais fais donc une bonne confession,
Annette, et tout s'arrangera!" Je sentais que c'était
vrai, qu'une bonne confession m'aurait libérée; mais le
monde, le démon et la chair me tenaient déjà trop
solidement dans leurs griffes.
Je n'ai
jamais cru à l'influence du démon.
Aujourd'hui je témoigne de sa puissante influence
sur les personnes qui se trouvent dans la condition où je me
trouvais.
Seules beaucoup de prières, celles des autres et les miennes,
avec des sacrifices et des souffrances, auraient pu m'arracher à
lui. Et seulement petit à petit.
S'il y a peu de
possédés visibles, les possédés invisibles
sont légion. Le démon ne peut pas ôter la
liberté à ceux qui se mettent sons son influence, mais en
châtiment de leur apostasie quasi systématique, Dieu
permet que le "Malin" pénètre en eux.
Je hais aussi le démon.
Pourtant il me plaît, parce qu'il cherche à vous faire
tomber: lui et ses satellites, les esprits
tombés avec lui aux origines. Ils se comptent par millions.
Ils errent par toute la terre,
aussi denses qu'un essaim de moucherons, et vous ne vous en rendez
même pas compte.
Ce n'est pas à nous les réprouvés de vous tenter; c'est le rôle
des esprits déchus. En fait cela augmente encore plus
leur tourment, chaque fois qu'ils entraînent en enfer une
âme humaine. Qu'est-ce que la haine ne fait pas faire!
Bien que j'aie marché dans des sentiers éloignés
de Dieu, Il me poursuivait. Je préparais la voie à la
grâce par des actes de charité naturelle, que je faisais
assez souvent par l'inclination de mon tempérament.
Parfois Dieu m'attirait dans une
église. Alors je sentais comme une nostalgie. Lorsque je
soignais Maman malgré la fatigue du bureau pendant la
journée, et d'une certaine manière me sacrifiais
vraiment, ces appels de Dieu agissaient puissamment.
Une fois, à l'église de l'hôpital où tu
m'avais amenée pendant la pause de midi, il m'arriva quelque
chose qui me mit à un millimètre de la conversion: je
pleurai!
Mais les plaisirs et les soucis du monde passèrent comme un
torrent sur la grâce, et le bon grain fut étouffé
par les ronces et les épines. En déclarant que la
religion est une question de sentiment, comme on disait au bureau, je
jetai au panier avec les autres cet appel suprême de la
grâce.
Une fois tu me grondas, parce qu'au lieu de faire une vraie
génuflexion j'esquissai une révérence
désinvolte, pliant à peine les genoux. Tu y vis une
négligence paresseuse.
Tu n'eus même pas l'air de soupçonner que je ne croyais
déjà plus à la présence réelle.
Maintenant j'y crois, mais d'une foi purement naturelle, comme on croit
à l'orage quand on en voit les effets.
Entre-temps, je m'étais
fabriqué une religion à ma sauce. Je croyais à la réincarnation, comme tout le monde
au bureau, l'âme en renaissant dans un autre individu
après la mort, indéfiniment.
La question de l'au-delà recevait une réponse inoffensive
et cessait d'être angoissante.
Pourquoi ne m'as-tu jamais rappelé la parabole du mauvais riche
et du pauvre mendiant Lazare, où le narrateur, le Christ, envoie
immédiatement après la mort, l'un en enfer, l'autre au
paradis?... D'ailleurs qu'aurais-tu obtenu? Rien de plus qu'avec tes
autres discours de bigote!
Petit à petit je me fabriquai une idole, suffisamment
élevée pour s'appeler Dieu; suffisamment lointaine pour
que je n'aie pas à entretenir de relations avec Lui; assez vague
pour que, au besoin, sans cesser de me dire catholique, elle devienne
semblable au Dieu du panthéisme, ou à un Dieu
inaccessible et coupé du monde.
Ce Dieu n'avait ni paradis
à offrir ni enfer à infliger. Je le laissais en
paix et II me laissait en paix: tel était mon culte envers lui.
"Nous croyons volontiers ce qui nous plaît". Au cours des ans, je
restai assez sûre de ma religion. De cette façon,
c'était vivable.
Une seule chose aurait pu me briser la nuque: une longue et profonde
souffrance. Et cette souffrance ne vint pas. Comprends-tu maintenant ce
que signifie: "Dieu châtie
ceux qu'Il aime?"
Un dimanche de juillet, l'association des jeunes organisa une promenade
à (...). La promenade m'aurait bien plu, mais tous ces discours
insipides, vos manières de bigotes! Une autre " icône ",
bien différente de la Vierge de (...), se dressait depuis peu
sur l'autel de mon cœur: le séduisant Max N. du magasin
d'à côté.
Peu de temps auparavant nous avions plaisanté ensemble. Ce
dimanche-là, justement, il m'avait invitée à une
promenade. Sa maîtresse en titre était malade à
l'hôpital. Il avait compris que j'avais jeté les yeux sur
lui. Quant à l'épouser, je n'y pensais pas encore. Il
était de condition aisée, mais se comportait trop
galamment avec toutes les filles.
Jusqu'alors, je voulais un homme pour moi toute seule. Non seulement
épouse, mais seule épouse. J'ai toujours eu, en effet, un
certain code naturel de conduite.
(C'est vrai! Annette, avec toute son indifférence religieuse,
avait quelque chose de noble dans sa conduite. La pensée que
même des personnes "bien élevées" puissent aller en
enfer m'épouvantait, alors qu'elle sont assez "mal
élevées" pour échapper à Dieu).
Lors de cette promenade Max se prodigua en gentillesses. Eh oui! Nous
ne tenions pas des discours de curé, comme vous autres.
Le jour suivant au bureau, tu me reprochas de n'être pas venue
avec vous à (...). Je te racontai notre promenade. Ta
première question fut: "As-tu été à la
messe? - Tu es bête! Comment aurais-je pu, le départ
étant à six heures?"
Tu te souviens encore comment j'ajoutai, excédée: "Le bon
Dieu n'est pas aussi mesquin que vos curés!" Aujourd'hui je dois
le confesser: Dieu, bien qu'il soit
infiniment "bon" pèse les choses avec plus de précision
que tous les prêtres.
Après cette première sortie avec Max, je vins encore une
fois à l'association, pour Noël. Quelque chose me poussait
à revenir. Mais intérieurement, j'étais
déjà loin. Cinéma, danses, sorties, alternaient
sans trêve. Max et moi, nous nous disputions quelquefois, mais
j'ai toujours su le rattraper et le rattacher à moi.
Ma rivale fut très désagréable: sortie de
l'hôpital, elle se comporta comme une furie. En fait ce fut une
chance pour moi: ma noble sérénité fit grande
impression sur Max, qui finit par me donner la
préférence. J'avais su la lui rendre odieuse en restant
calme: extérieurement objective, intérieurement pleine de
poison. De tels sentiments et un tel
comportement préparent excellemment pour l'enfer. Ils sont
diaboliques au sens strict du mot.
Pourquoi je te raconte cela?
Pour expliquer comment je me détachai définitivement de
Dieu.
Non pas, d'ailleurs, que Max et moi ayons souvent
poussé l'intimité jusqu'à ses limites
extrêmes.
Je comprenais que je me serais rabaissée à ses yeux en me
dormant à lui avant l'heure: c'est pourquoi je sus me retenir.
Mais de soi, chaque fois que je le croyais utile, j'étais
toujours prête à tout. Il fallait que je conquière
Max. Pour cela rien ne serait trop cher.
De plus, petit à petit nous étions arrivés
à nous aimer vraiment, ayant tous les deux plusieurs
qualités précieuses entretenant une estime
réciproque. J'étais habile, capable, de compagnie
agréable. Ainsi je tenais Max solidement en main et je
réussis, au moins pendant les derniers mois avant le mariage,
à le garder pour moi seule.
En cela consista mon apostasie: élever une créature au
rang d'idole. Cela ne peut se réaliser nulle part aussi
parfaitement que dans l'amour d'une personne du sexe opposé,
lorsque cet amour reste embourbé dans le temporel. C'est ce qui
fait son charme, son stimulant et son poison. "L'adoration" que je
vouais à moi-même dans la personne de Max devint pour moi
religion vécue.
A cette époque, au
bureau, je me déchaînais et
déversais mon venin centre ceux qui fréquentent les
églises et les prêtres, les indulgences, la
récitation du rosaire et autres bêtises.
Tu as
cherché plus ou moins habilement à défendre ces
choses. Sans soupçonner apparemment qu'au fond il ne s'agissait
pas de cela. Je cherchais plutôt un alibi contre ma conscience:
j'avais encore besoin d'un tel alibi pour justifier mon apostasie.
Au fond j'étais en pleine révolte contre Dieu.
Tu ne le
compris pas; tu me croyais encore catholique. D'ailleurs je
revendiquais ce titre, je payais le denier du culte. Une certaine
"contre-assurance", pensais-je, ne peut pas nuire.
Parfois, peut-être, tes réponses ont fait mouche. Mais
elles n'avaient pas de prise, parce qu'il ne fallait pas qu'elles en
aient. A cause de ces relations faussées, la souffrance de notre
rupture fut légère lorsque nous nous
séparâmes au moment de mon mariage.
Avant la cérémonie, je me confessai et communiai encore
une fois. C'était obligatoire. Mon mari et moi pensions sur ce
point de la même façon: pourquoi ne pas accomplir cette
formalité comme les autres?
Vous appelez sacrilège une telle communion. Eh bien,
après cette communion "indigne", ma conscience fut
laissée plus tranquille. D'ailleurs ce fut la dernière.
Notre vie conjugale se passait en général en parfaite
harmonie. Nous étions du même avis sur tout.
Même
sur le refus du fardeau des enfants. Mon mari aurait bien voulu en
avoir un, pas plus: je sus l'en dissuader.
Vêtements, meubles de luxe, thés, sorties, voyages en auto
et distractions de ce genre comptaient plus que tout. Ce fut une
année de plaisirs terrestres, entre mon mariage et ma mort
subite.
Tous les dimanches nous sortions en voiture, ou visitions mes
beaux-parents (maintenant j'avais honte de ma mère). Ils
vivaient à la surface, comme nous. Intérieurement, bien
s0r, je ne me sentis jamais heureuse, même si
extérieurement je riais. Il y avait toujours en moi quelque
chose d'indéfinissable qui me rongeait.
J'aurais voulu que tout soit fini après la mort (le plus tard
possible bien entendu).
Mais il est vrai, comme je l'avais entendu dans un sermon étant
petite, que Dieu récompense chaque bonne œuvre que l'on
accomplit. Lorsqu'il ne pourra pas la récompenser clans l'autre
vie, il le fait sur la terre: j'héritai à l'improviste de
la tante Lotte. Par ailleurs, mon mari réussit dans son travail,
et fut très bien payé. Je pus arranger ma nouvelle maison
d'une manière charmante.
La religion n'envoyait plus que de loin une lumière pâle,
faible et incertaine. Les cafés, les hôtels où nous
allions pendant les voyages, ne portaient certainement pas à
Dieu. Tous ceux qui fréquentent ces endroits vivaient comme
nous, de l'extérieur vers l'intérieur, non de
l'intérieur vers l'extérieur.
Si en vacances nous visitions des cathédrales, nous cherchions
à jouir de leur beauté artistique. Le souffle religieux
qu'elles nous inspiraient encore, spécialement les
cathédrales romanes et gothiques, je savais le neutraliser en
critiquant des détails secondaires: un frère convers
maladroit ou sale, le "scandale" des moines qui voulaient passer pour
pieux tout en vendant des liqueurs, l'éternel carillon pendant
les offices, pour faire des sous...
De cette façon je sus toujours chasser la Grâce quand elle
frappait. Je donnais libre cours à ma mauvaise humeur, en
particulier devant les représentations médiévales
de l'enfer, où le démon rôtit les âmes dans
des braises rouges et incandescentes, tandis que ses compagnons aux
longues queues lui amènent de nouvelles victimes.
Clara! L'enfer, on peut se
tromper en le dessinant, mais on
n'exagère jamais! Le feu de l'enfer, je l'ai toujours
pris comme
cible d'une manière privilégiée. Tu sais comment
une fois, au cours d'une dispute à ce sujet, je tins une
allumette sous ton nez et dis sarcastiquement: "Il a cette odeur?" Tu
éteignis la flamme en vitesse.
Ici personne ne l'éteint.
Moi, je
te dis: le feu dont parle la Bible ne signifie pas le "tourment
de la conscience". Le feu, c'est du feu! Il faut prendre à la
lettre ce que Lui-même a dit: "Loin de moi, maudits, dans le feu
éternel!" A la lettre!
"Comment l'esprit peut-il être atteint par un feu
matériel?" demanderas-tu. Comment ton âme peut-elle
souffrir lorsque tu te brûles les doigts? L'âme ne
brûle pas, et pourtant quelle douleur! D'une manière
analogue, ici nous sommes spirituellement liés au feu, selon
notre nature et nos facultés.
Notre âme est privée
de ses ailes; nous ne pouvons penser ni ce que nous vouons, ni comme
nous le voulons.
Ne lis pas ces lignes bêtement: cet état qui ne vous dit
rien, à vous autres, brûle sans me consumer.
Mais notre
plus grand tourment consiste à savoir avec certitude que nous ne
verrons jamais Dieu.
Comment cela peut-il nous tourmenter tellement, alors que sur terre
cela nous laissait indifférents? Tant que le couteau reste sur
la table, il nous laisse indifférent: on voit bien qu'il est
affilé, mais on ne le sent pas. Plonge ce couteau dans la chair
et tu te mettras à hurler.
Maintenant nous sentons la perte de Dieu; avant nous la pensions
seulement.
Toutes
les âmes ne souffrent pas également. Plus on a
péché avec une méchanceté
systématique, plus lourdement pèse la perte de Dieu, et
plus on est opprimé par la créature dont on a
abusé.
Les catholiques souffrent plus
que les autres, parce qu'ils ont reçu et foulé aux pieds
plus de grâces et de lumières.
Celui qui a su davantage souffre davantage que celui qui savait moins.
Celui qui pécha par malice souffre d'une manière plus
aiguë que celui qui tomba par faiblesse.
Mais personne ne souffre plus
que ce qu'il a mérité. Ah!
si seulement ce n'était pas vrai, j'aurais un motif de haïr!
Tu me dis un jour que personne ne va en enfer sans le savoir: cela
aurait été révélé à une
sainte.
D'abord je m'en moquai, puis je m'abritai derrière: "J'aurai le
temps de me reprendre", pensais-je secrètement.
Or cette parole est vraie.
A l'heure de ma mort, je ne connus pas
l'enfer tel qu'il est: aucun mortel ne le connaît. Mais j'en ai
eu pleine conscience: "Si tu meurs, tu vas dans l'autre monde droit
comme une flèche contre Dieu.
Tu en supporteras les
conséquences". Mais je ne fis pas demi-tour,
entraînée comme je l'ai dit par la force de l'habitude.
Poussée par la conformité à leur passé, les
hommes en vieillissant s'enfoncent toujours plus dans la même
direction.
Voici maintenant le récit de ma mort.
Il y a
une semaine (selon votre temps, car pour la souffrance je
pourrais dire que je brûle depuis dix ans), nous fîmes une
sortie le dimanche - ma dernière sortie. Le jour était
radieux, jamais je ne m'étais sentie aussi bien.
Je fus envahie
par un sinistre sentiment de bonheur qui dura toute la journée.
Au retour, mon mari fut aveuglé à l'improviste par une
voiture arrivant à toute vitesse. Il perdit le contrôle.
"Jesses" (Jésus en allemand), ce cri sortit de ma bouche avec un
frisson. Non pas une prière, mais un cri. Une douleur
déchirante m'envahit (une bagatelle comparé à ma
douleur actuelle). Puis je perdis conscience.
Comme c'est étrange! Ce
matin-là était née
en moi, d'une manière inexplicable, cette pensée: "Tu
pourrais aller encore une fois à la messe."
Elle
résonnait comme une imploration. Clair et résolu, mon
"non" trancha net le fil de ces pensées: "II faut en finir une
fois pour toutes avec ces choses. Je prends sur moi toutes les
conséquences."
Maintenant je les subis. Ce qui arriva sur terre après ma mort,
tu le sais. Le destin de mon mari,
celui de ma mère, ce qui
arriva à mon cadavre et le déroulement de mes
obsèques me sont connus dans tous leurs détails au moyen
des connaissances naturelles que nous avons ici.
Ce qui se
passe sur la terre, nous ne le voyons que d'une
manière nébuleuse: mais ce qui nous touche de
près
de quelque manière, nous le connaissons. Ainsi je vois
même le lieu où tu séjournes.
Je sortis du noir brusquement à l'instant du trépas. Je
me vis inondée par une lumière éblouissante,
à l'endroit même où gisait mon cadavre. Cela
se
passe comme au théâtre lorsqu'on éteint la salle:
le rideau s'ouvre sur une scène imprévisible,
affreusement lumineuse - la scène de ma vie. Comme dans un
miroir, je vis mon âme, je vis les grâces
foulées
aux pieds, depuis ma jeunesse jusqu'au dernier "non" à Dieu.
Je
me sentis comme un assassin auquel on présenterait sa victime,
exsangue: "Me repentir? Jamais! - Avoir honte? Jamais!"
Cependant je ne pouvais pas résister au regard de ce Dieu que
j'avais rejeté.
Il ne me restait qu'une seule
chose à
faire: fuir.
Comme Caïn s'enfuit
d'Abel, ainsi mon âme fut
chassée au loin à la vue de cette horreur.
Ce fut le jugement particulier. Le Juge invisible dit: "Loin de moi!".
Alors mon âme, comme une ombre jaune de soufre, se
précipita dans le lieu de l'éternel tourment.
Ainsi se terminait la
lettre envoyée par Annette depuis l'enfer.
Lentement je
récitai trois Ave Maria. Tout devint clair: tu dois
t'accrocher fermement à Elle, à la bienheureuse
Mère du Seigneur; tu dois honorer filialement Marie, si tu ne
veux pas subir le sort d'une âme qui ne verra jamais Dieu.
Toute tremblante encore
à cause de cette terrible nuit, je me
levai, m'habillai rapidement et descendis en courant les escaliers pour
aller à la chapelle de la maison.
Mon cœur battait très
fort. Les quelques pensionnaires agenouillées près de moi
me regardèrent; elles pouvaient penser que j'étais
excitée d'avoir couru dans les escaliers.
Une vielle dame hongroise,
simple, éprouvée par la
souffrance, frêle comme un enfant, myope, mais
expérimentée dans les choses spirituelles et fervente, me
dit en souriant l'après-midi, dans le jardin:
"Mademoiselle,
Jésus ne veut pas être servi à toute
allure!"
Puis elle comprit que
quelque chose m'avait agitée et m'agitait
encore.
Pour me calmer, elle ajouta ces paroles de
Thérèse d'Avila:
Que rien ne te trouble,
Que rien ne t'agite,
Tout passe, Dieu ne change
pas,
La patience Arrive
à tout
A qui possède Dieu
Rien ne manque:
Dieu seul suffit.
Tandis qu'elle me
soufflait ces vers, doucement et non sur un ton
professoral, il me sembla qu'elle lisait dans mon âme.
"Dieu seul suffit!" Oui,
Lui seul devait me suffire, ici-bas et dans
l'éternité. Je veux le posséder un jour
là-haut, quels que soient les sacrifices que cela puisse me
coûter ici-bas.
JE NE
VEUX PAS ALLER EN ENFER.